samedi 14 mai 2016

Ecarts, traces et cartes





Didier Frouin-Guillery, 1532 Larmes de terre, 1994,
terres blanches et terres rouges, cuites et cousues sur un poncho andin, 175 x 145 cm © DFG









Dans un ailleurs poétique, dans cet espace de non-retour des signes ou dans cet usage des signes de l’autre comme in-signe, j’ai exploré durant une vingtaine d'années plusieurs chemins artistiques. Entre un contexte (celui d’un voyage initial et initiatique réalisé pendant trois mois dans les Andes, le point de départ de mon histoire) et une ligne de vie tracée depuis là-bas et jusqu'à aujourd'hui (une certaine façon de marcher ou d’opérer à partir de ce voyage), j'ai questionné plusieurs conditions d’apparition et de transformation d’un objet en objet artistique.

Dans ma pratique d’artiste, la difficulté de l’emploi de l’objet a toujours tenu au paradoxe du détournement lui-même. En tant que capture, le détournement est assimilé au miroir du signe ; autrement dit perçu aussitôt, dans cette réflexion, soit comme citation soit comme pastiche. Alors, pour avancer dans la question de l’autre, pour parler le silence infini de son visage, j'ai voulu travailler à redoubler mes captures (travailler à ce que Jacques Soulillou nomme le "ravissement" des choses - cf. Ravissantes périphéries, catalogue Les Magiciens de la Terre, Paris, 1989).

L'œuvre 1532 Larmes de terre contient ce double détournement et représente un aller-retour perpétuel entre identité et altérité. Le poncho noir, objet déplacé d'un des plus hauts plateaux andins, est devenu un moi-peau qui porte une histoire de terres prélevées ici en Europe. Ce sont des briquettes de terres cousues à vif sur le tissage indien, telles les squames du paysage et de l’histoire parcourus par l’artiste.
La composition de ce lien prend au passage la forme d'une sorte d’œuf ou d'oeil. Cet "oeil" capte au centre notre regard de visiteur, ou de voyageur, et le perd aussi dans la fente matricielle de notre imaginaire.

Ainsi pour appréhender cette inconnue du visage, ou prendre le visage de l’inconnu de ce voyage, c’est comme si un moi-même parti faire ailleurs avait laissé la place à un ailleurs venu faire en moi-même. Pas de volonté d’appropriation dans mon expression, pas de syncrétisme bricoleur pour une recherche d’effets… Il est juste question de traduire et de nourrir l'expérience d'une ab'sens inhérente à toute rencontre.

Je marche sur de nombreuses traces là-bas, loin au Sud où j’ai trouvé un gisement d’énergie et une réserve de sens, et ici, en mon centre, où j’ai reconnu des appels à poursuivre le chemin dans l’ironie et la solitude des objets. L’andin a reconnu la distance de son affranchissement comme j’ai mesuré moi-même l’impossible fusion de mon franchissement.

Qu’aller chercher dans les sociétés andines ? Comme dans toute espèce de voyage, un espace d’incompréhensibilité éternelle (Victor Segalen), un espace vital pour l’artiste et le poète, et non un espace de nostalgie ou d’illusion stériles. Qu’aller chercher sinon une quête de diversité contre l’adversité du monde.






Didier Frouin-Guillery, 1532 Larmes de terre, détail © DFG